SVIT Romandie
Publiée sur 23. octobre 2023

Pénurie de personnel qualifié dans le secteur immobilier - Interview avec Florian Bruneau

La pénurie de personnel qualifié préoccupe de plus en plus les entreprises du secteur immobilier. Le point de vue d'un consultant en ressources humaines spécialisé dans le secteur immobilier est donc particulièrement intéressant. Florian Bruneau s'exprime dans l'interview sur les questions brûlantes concernant le personnel dans notre secteur et au-delà.
Interview de Marcel Hug, CEO du SVIT Suisse
Photos de Urs Bigler

Vous conseillez depuis plus de dix ans des entreprises du secteur immobilier sur des questions de personnel. De votre point de vue, comment le secteur a-t-il évolué durant cette période ?

Je travaille chez Michael Page depuis 16 ans déjà et j'y ai lancé le département des professions immobilières en 2011. Avant cela, je conseillais déjà très souvent des membres du SVIT, il était donc logique d'établir un tel département au sein de l'entreprise. Les conseils couvrent tous les sujets relatifs au personnel.

Je peux constater que la branche a évolué positivement au cours de cette période. Elle s'est notamment professionnalisée. Cette tendance s'est encore renforcée avec l'arrivée de nombreux investisseurs institutionnels dans le secteur immobilier.  Mais cette arrivée a également entraîné une évolution des profils au fil du temps.

La pénurie de main-d'œuvre qualifiée est sur toutes les lèvres. Existe-t-elle réellement dans notre secteur et, si oui, d'où provient-elle ?

La demande en personnel est énorme. Selon nos recherches, les offres d'emploi dans le secteur ont augmenté de 620% depuis 2012. C'est largement supérieur à la moyenne par rapport à d'autres secteurs. L'offre de main-d'œuvre n'a pas pu suivre cette augmentation. Trop peu de professionnels de l'immobilier sont formés en Suisse. La demande est supérieure à l'offre.

Pour répondre à cette forte demande de personnel qualifié, le secteur doit faire preuve d'une plus grande ouverture d'esprit, notamment à l'égard des candidats qui souhaitent quitter d'autres secteurs. Il y a aussi beaucoup de professionnels de l'immobilier qui viennent d'autres pays et qui pourraient être recrutés. Je constate toutefois dans ce contexte que le secteur immobilier est une branche plutôt conservatrice qui s'accommode mal de cette idée.

Je suis conscient que le marché immobilier est fondamentalement très local, ce qui rend plus difficile le recours à des personnes venant de l'étranger. Ce n'est pas le cas, par exemple, dans le secteur pharmaceutique. Néanmoins, il faut essayer d'exploiter ce très grand potentiel de collaborateurs dans la mesure du possible. Après le recrutement, il faut bien entendu suivre une formation sur le marché immobilier local "on the job".

Nous constatons que, surtout dans le domaine des investisseurs (fonds immobiliers, banques, family offices, etc.), on fait aussi de plus en plus appel à des spécialistes étrangers, car il y a suffisamment de candidats qualifiés et que le marché du travail suisse reste très attractif pour la main-d'œuvre étrangère.

Notre secteur se caractérise par un grand nombre de PME. Sont-elles seulement en mesure de recruter à l'international ?

Beaucoup de PME en Suisse n'ont pas de service RH spécialisé dans le recrutement des employés. C'est souvent une personne dans l'entreprise qui s'occupe de toutes les questions de personnel. Ce ne sont donc pas des spécialistes du recrutement de collaborateurs. Or, c'est un fait qu'on ne peut plus recruter de la même manière aujourd'hui qu'il y a dix ans.

Comment se présente alors le recrutement optimal ? Les annonces sont-elles encore d'actualité ou faut-il s'adresser directement aux candidats potentiels via les plateformes sociales ?

Nous devons faire la distinction entre les candidats actifs qui sont à la recherche d'un emploi et ceux qui ne sont pas actuellement à la recherche d'un nouveau défi. Les candidats actifs, si le poste leur convient, vont certainement postuler une fois. Mais, dans la situation actuelle, la personne ne postulera certainement pas auprès d'un seul employeur. Cela signifie donc pour l'employeur que même après un entretien et un éventuel accord, il ne peut plus être sûr que la personne prendra effectivement le poste. Il est donc négligent de ne compter que sur "un" demandeur d'emploi.

D'autre part, il y a les candidats passifs, qui pourraient potentiellement travailler dans l'entreprise, mais qui ne sont pas activement à la recherche. Pour atteindre ces candidats potentiels, il faut adopter une approche plus directe. Il est possible de les chercher sur les réseaux sociaux, de les trouver et de les contacter directement.  Une telle approche suppose toutefois que l'employeur dispose de ressources RH suffisantes avec suffisamment d'expertise dans le domaine du recrutement, ce qui n'est pas toujours le cas, notamment dans les PME.

Cela explique notamment pourquoi, selon notre dernière étude "PME Suisse", 89% des PME ont rencontré des difficultés de recrutement au cours des 12 derniers mois. C'est là que des partenaires professionnels comme Michael Page peuvent aider.

Selon vous, quelles sont les raisons de la forte fluctuation dans la gérance ?

Les entreprises de gérance sont très souvent des organisations hiérarchiques, surtout lorsqu'elles sont familiales. Un très bon collaborateur peut se heurter à un plafond de verre, mais souhaiter évoluer. Si c'est le cas, il change alors d'entreprise de gérance ou passe du côté des "propriétaires", qui promettent très souvent un travail plus attrayant aux yeux des collaborateurs.

Une autre raison réside dans le fait que les salaires sont relativement bas pour une grande partie des employés. Dans une telle situation, ces derniers sont par définition plus enclins à changer d'emploi pour quelques centaines de francs de plus par mois.

De même, par rapport à d'autres secteurs, la gérance est encore trop souvent en retard en ce qui concerne les questions de gestion des ressources humaines et notamment la flexibilité vis-à-vis des collaborateurs, ce qui peut entraîner une migration vers d'autres secteurs.

De plus, les attentes des propriétaires institutionnels en matière de gestion ne sont plus les mêmes qu'il y a dix ans. Les exigences ont fortement augmenté. Cela vaut pour le service en lui-même et donc, en aval, pour les compétences des collaborateurs chargés de la gestion des objets.

L'ensemble est donc une interaction entre différents facteurs.

Quelles offres de la part de l'employeur sont importantes pour qu'un travailleur le choisisse ?

Notre enquête « Talent Trend 2023 » a montré que les candidats préfèrent aujourd'hui les entreprises qui se distinguent par les attributs suivants :

  1. Une grande flexibilité
  2. Un bon salaire
  3. Possibilités de développement et de formation

Il est donc important de proposer du travail à temps partiel (p.ex. annualisation du temps de travail) et du home office pour être perçu comme un employeur attractif. Le salaire doit également rester compétitif.

Quelles sont les exigences de la génération Z vis-à-vis des employeurs ?

On a tendance à qualifier la génération Z de "paresseuse". Mais c'est une erreur d'appréciation. Le travail en soi n'est plus au centre de leur projet de vie, comme c'était le cas auparavant. Pour la génération Z, le travail n'est plus qu'un moyen d'atteindre un objectif plus important, la qualité de vie. L'équilibre entre vie professionnelle et vie privée est donc au premier plan. Mais cela ne signifie pas que le salaire ne joue plus aucun rôle. Au contraire, le salaire est l'élément qui permet aux collaborateurs d'atteindre la qualité de vie souhaitée en plus du travail.

La tendance à la diminution est également due à la pandémie de Corona. Cette période a été un catalyseur pour le développement d'un "égocentrisme" accru. C'est également à cette époque que l'accent a été mis sur la santé. Un changement de mentalité a eu lieu. Consacrer toute sa vie au travail et puis tout à coup, c'est fini, sans avoir vraiment vécu à côté du travail ; cette prise de conscience ne s'est pas seulement renforcée chez la génération "Z".

C'est ce qui ressort également de notre enquête. L'équilibre entre vie professionnelle et vie privée est très important pour la satisfaction des collaborateurs de toutes les classes d'âge. En cela, les générations ne se distinguent guère !

Comment un employeur, en particulier une PME de notre secteur, peut-il fidéliser le personnel qualifié ?

L'important reste le climat dans l'entreprise, qui doit être marqué par la confiance. La possibilité de suivre une formation continue est également un facteur important. On peut aussi poser la question dans l'autre sens : Pour quelles raisons les travailleurs quittent-ils leur emploi ? 35% des personnes interrogées ont indiqué qu'elles avaient démissionné parce que l'employeur n'était pas assez flexible et 23% parce qu'elles n'avaient pas de possibilités d'évolution. Il est donc essentiel que les employés soient encouragés à tous les niveaux.

Mais même si toutes ces conditions positives sont réunies, le fait est que chez les collaborateurs, la loyauté envers l'entreprise a dramatiquement diminué. Notre enquête a montré que 9 collaborateurs sur 10 sont ouverts à changer d’emploi au cours des 12 prochains mois. Dans la situation actuelle, où le taux de chômage est bas, il faut l'accepter ainsi en tant qu'employeur.

C'est pourquoi il est indiqué pour l'employeur de rencontrer régulièrement des collaborateurs potentiels de la branche afin de maintenir le contact et de pouvoir ainsi recourir à un réseau en cas de poste vacant.

Les gérants ont la possibilité de passer chez les propriétaires en tant que gestionnaires de portefeuille et y sont volontiers acceptés. Pourquoi, selon vous, les gestionnaires "changent-ils de camp" ?

Il y a, à mon avis, plusieurs raisons à cela. Les entreprises de gérance ne paient pas de très bons salaires, contrairement à de nombreux propriétaires qui proposent souvent des indemnités plus élevées. Les cultures d'entreprise sont souvent "démodées", notamment sur des sujets tels que la flexibilité. Le profil professionnel de l'exploitant a changé : Abandon du généraliste au profit du spécialiste et donc d'une activité plus exécutive et le positionnement "du côté du propriétaire" peut être plus intéressant pour les collaborateurs, car ils se trouvent du côté du pouvoir de décision. Mais : les tâches sont souvent très différentes et le travailleur a besoin de temps pour s'habituer à ses nouvelles fonctions.

Selon vous, comment le profil professionnel du gérant immobilier va-t-il évoluer ? Le métier existera-t-il encore malgré la numérisation ?

La mutation du métier a déjà commencé avec la numérisation et se poursuivra. Je suis convaincu que l'on aura toujours besoin du gérant. Celui-ci assumera toutefois moins le rôle d'exécutant, car ces activités peuvent être numérisées, que celui de conseiller pour le propriétaire. Le profil professionnel va donc évoluer vers celui d'un gestionnaire d'actifs/Asset Manager. Le propriétaire souhaite que son portefeuille immobilier génère un rendement aussi durable que possible. Il est donc indispensable que les services du gestionnaire représentent une valeur ajoutée pour le propriétaire. L'époque de la simple "gestion" est révolue.

La semaine de 40 heures en 4 jours est sur toutes les lèvres. Est-ce que ce sera à l'avenir la formule de travail "normale" en Suisse ?

Je soutiens fondamentalement cette idée, car elle constitue un pas supplémentaire vers la flexibilisation. Toutefois, cette idée ne peut pas être appliquée dans tous les secteurs. Ce concept aurait aussi ses inconvénients dans le secteur immobilier, surtout au niveau opérationnel. Tous les collaborateurs voudraient alors avoir congé soit le lundi, soit le vendredi. Mais cela est encore loin de la réalité actuelle, car la plupart des services doivent continuer à être proposés du lundi au vendredi pour des raisons structurelles.

Avez-vous un autre conseil d'actualité pour le recrutement de personnel qualifié ?

En règle générale, les collaborateurs actuels sont trop peu impliqués dans le recrutement de nouveaux collaborateurs. Il est judicieux que l'employeur demande aux collaborateurs actuels de proposer des candidats de leur entourage en cas de poste vacant. Si cette personne est ensuite engagée, le collaborateur reçoit une prime. L'avantage de cette procédure est qu'un collaborateur ne recommandera pas une personne avec laquelle il ne souhaite pas travailler ou qui ne correspond pas à la culture de l'entreprise. De plus, un collaborateur qui recommande quelqu'un a de fortes chances de vouloir rester plus longtemps dans l'entreprise. L'expérience montre que cette méthode est efficace. La prime a un effet très motivant et, comparée au coût d'un mauvais recrutement, elle est négligeable.

Boîte d'information
PageGroup a été fondé en 1976 en Grande-Bretagne. Aujourd'hui, elle est cotée au FTSE 250. Il possède des bureaux dans 36 pays et propose des services de conseil en recrutement et des opportunités de carrière au niveau local, régional et mondial. Michael Page est actif en Suisse depuis 2001, avec des bureaux à Zurich, Genève et Lausanne.

Florian Bruneau
Né en 1982, Ingénieur de formation, Florian Bruneau bénéficie de plus de 16 ans d'expérience comme consultant en recrutement chez Michael Page à Genève. Il a participé au développement de plusieurs spécialités à dominante technique avant de créer la practice Immobilier & Construction en 2011, division qui couvre l’ensemble des métiers du secteur en Suisse Romande.  A titre personnel l’expertise de Florian réside plus particulièrement dans les fonctions à responsabilités pour des acteurs du monde de l’investissement et du développement immobilier, tant publics que privés.

Messages clés

  • Le secteur de l'immobilier doit devenir plus flexible dans ses relations avec les employés
  • Les paramètres du recrutement de personnel ont fortement évolué ces dernières années
  • Les profils professionnels dans le secteur de l'immobilier vont fortement évoluer à l'avenir
  • 9 collaborateurs sur 10 prévoient de changer de poste au cours des 12 prochains mois